« O, méfiez-vous, mon seigneur, ou la jalousie;
C’est le monstre cupide, qui se moque
de la viande dont il se nourrit. »
Shakespeare, Othello
Œuvres sans mode d’emploi, les pièces de Shakespeare n’énonce aucun jugement, elles ne font qu’exposer la nature humaine telle qu’elle est, sans fard et sans caricature, sans préfaces et sans commentaires. Le théâtre shakespearien met en scène le monde dans toute son équivocité, un monde parcouru des forces les plus contradictoires.
Dans un précédent article (https://www.lacademiedephilosophie.com/commentaires/shakespeare-la-folie-des-hommes), nous avons développé le thème de la folie et du rêve qui vire au cauchemar, car les êtres humains sont des créatures faibles refusant de voire et comprendre le Mal qui circule en eux. Cette fois-ci, nous avons voulu développer davantage sur la pièce d’Othello que nous avons effleuré lors de notre dernier commentaire sur cet auteur. Avec cette pièce, Shakespear nous ramène dans la période troublée que vie la cité des Doges du XVIe siècle.
Un lieu historique
Cité refuge de l’humanisme de la Renaissance, Venise est le lieu où, au XVIe siècle, toutes les croyances sont respectées alors que catholiques et protestants s’égorgent sur le continent, et que les buchers s’y dressent sur ordre de l’Inquisition. Venise incarne la cité idéale pour les Anglais protestants qui ne peuvent pas aller à Rome, siège du pape, ni à Milan ou Naples, possession espagnoles alliée du pape, ni à Gênes ou Florence, alliées de Madrid.
C’est donc naturellement que Shakespeare met en scène Shylock dans Le Marchand de Venise, le premier juif pouvant dignement réclamer un traitement à égalité d’un chrétien, et Othello dans la pièce éponyme, premier Noir commandant des armées de la cité et reconnu pour ses valeurs morales et guerrières face aux Turcs qui menacent la cité.
Dédaigneuse du continent, Venise, île opportuniste et commerçante, a étendue son influence vers la méditerranée orientale. D’abord alliée de Byzance entre le Xe et le XIIe siècle, elle trahie cette dernière lors du pillage de la ville par les croisés en 1204, et s’empare de nombreuses îles de la mer Egée. Ile au positionnement stratégique à la fois militaire (surveiller les voies navales) et commercial (poste de ravitaillement des navires important du sucre vers la cité), Chypre fait l’objet de la convoitise des vénitiens…et des turcs. Ces derniers, après le sac de Byzance, se sont emparés de la ville et regarde désormais vers Chypre pour étendre leur contrôle de la région.
C’est dans la Venise des années 1570 que Shakespeare fait se jouer les évènements tragiques de la pièce. Othello vient d’épouser celle qu’il aime, Desdemona, les hommes se préparent au combat, le contexte guerriers fait grandir les tensions.
Mensonges et jalousie
La bataille de Lépante, qui oppose la flotte Ottomane de Ali Pacha aux galères chrétiennes menées par Don Juan d’Autriche, éclate le 7 octobre 1571. Shakespeare s’inspire de cet évènement au retentissement grandiloquent dans le monde chrétien pour cadre de sa pièce. Il fait d’Othello, un maure immigré à Venise, le commandant victorieux de l’armée turc, adulé par le peuple vénitien. Othello est secondé par Iago, dont la jalousie pour son commandant est sans limite et la maitrise du faux-semblant portée à son paroxysme. Iago est le parfait menteur : il ne ment pas mais dit la vérité de manière si ambiguë qu’elle finit par leurrer, dans le seul but de nuire à celui dont il jalouse la gloire et le bonheur.
Iago est semblable aux figures allégoriques du Vice mises en scène dans le théâtre religieux à l’époque médiévale et prenant place devant les églises. Chaque Vice (luxure, jalousie, colère, &c) représente une partie du diable et gesticule sur la scène dans des costumes colorés en lançant des blagues satiriques et cyniques. Sous leur apparence humaine, ces Vices s’amusent à troubler les âmes et à créer des tensions entre les différents protagonistes. Êtres pervers et sans âmes jouissant du malheur des autres, et cherchant à faire tombers l’âme des humains en enfer par jalousie, car eux-mêmes savent qu’ayant rejeté Dieu, ils n’ont pas droit à la félicité. Iago est l’incarnation de ces êtres démoniaques. Vidé de toute grâce, il est l’archétype de ces humains aux pathologies noires (psychopathie, perversion) qui foule la grande scène du monde.
La jalousie est ce sentiment qui ne laisse jamais l’esprit en repos. Othello, dont l’origine mauresque fait à la fois la force et la faiblesse, est particulièrement sanguin. Implacable en temps de guerre, sa fougue se retourne contre lui dans la paix et le fait tomber avec une aisance stupéfiante dans la machination de Iago. Desdemona, dont tous admirent la beauté, est l’incarnation de la pureté et de la vertu. Sorte de Vénus au positif, elle sera victime de la rage folle de son époux, véritable Mars déchainé. Funeste aux hommes, Mars-Arès est le dieu de la guerre dont même Jupiter-Zeus craint la folie meurtrière. Seul Vénus-Aphrodite est capable de la contenir par ses jeux de séduction. Mais l’amour de Mars reste passager, car Vénus est l’épouse du dieu forgeron Vulcain-Héphaïstos.
Dans son De harmonia mundi, Francesco Zorci établit qu’il existe une dualité complémentaire entre Mars et Vénus pour équilibrer l’Univers. Selon ce principe, le chef de guerre Othello-Mars s’unit avec Desdemona-Vénus dont la pureté et l’amour tempèrent la violence de son époux, mais en proie aux manigances du Mal sous les traits de Iago, Othello ne verra plus qu’en sa femme la Vénus séductrice et manipulatrice. Ce déséquilibre dans les forces astrologico-mythologique conduira au dénouement tragique des évènements.
Dans son tableau Mars et Vénus unis par Amour, Véronèse représente les deux dieux dans tout le contraste de leurs énergies : Vénus est une jeune femme nue au corps langoureux et fardé de bijoux, tandis que Mars est un homme d’âge mûr habillé en guerrier, au visage dur et méfiant vis-à-vis de quelque chose ou quelqu’un qui semble s’approcher. Shakespeare reprendra cette interprétation de Véronèse : Othello à quarante ans alors que Desdemona est encore dans ses jeunes années. Au théâtre, Richard Burbage, un acteur mûr et barbu, sera le premier interprète d’Othello.
Héros ou damné ?
A la Renaissance subsiste une tension irréconciliable entre l’admiration du suicide stoïcien et son interdiction par l’Eglise. Se suicider signifie avoir abandonné tout espoir, rejeter la vie et donc rejeter Dieu. Pousser les humains à un tel niveau de désespoir est la principale tâche du Diable qui, en bon comptable, considère qu’il aura gagné contre Dieu si davantage d’âmes résident en Enfer qu’au Paradis lors du Jugement Dernier.
Après avoir commis l’irréparable en étranglant sa bien-aimé suite aux manigances de Iago, Othello, dont l’âme est maudite, ne se sauve pas d’une vie devenue sans espoir, il se condamne à n’être plus jamais sauvé. Pour Shakespeare, la mise en scène de cette mort rend la pièce doublement tragique, à la fois par la mort des héros, mais aussi par le caractère diabolique de celle d’Othello.