« Shakespeare est frère de Dante.
L’un complète l’autre.
Dante Incarne tout le surnaturalisme,
Shakespeare incarne toute la nature. »
Victor Hugo
« Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d'un coup le ciel devint rouge sang. Je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville — mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété — je sentais un cri infini qui passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. », nous dit Edvard Munch, le peintre du célèbre tableau intitulé Le Cri (1893). A n’en pas douté, ce cri infini fut également la source d’inspiration des œuvres de Shakespeare où il y expose à cœur ouvert les folies de l’âme humaine, l’influence du pouvoir et de l’amour, le désordre universel et inévitable que provoquent les passions humaines.
Les affres de la jalousie
L’ère du temps (la fin du XVIe siècle) est à la célébration de la grandeur de l’empire élisabéthain. Le théâtre est alors en Angleterre ce « grand art » réunissant la population entière dont l’effet cathartique atteint des sommet dans la mesure où les pièces représentées sont souvent très sanglantes, remplis de viols, de meurtre et de vengeance.
Othello (1604) est l’une de ces pièces où Shakespeare met en scène la folie que peut être la jalousie. La pièce se déroule à Venise où nous y trouvons Othello, le maure vénitien qui combat pour la protéger la cité et vient de remporter une illustre victoire à Chypre contre les Turcs. Il épouse Desdémone, la femme qu’il aime et qui l’aime en retour, la pureté incarnée. Mais Iago, son second, qui lui est la méchanceté et la jalousie incarnée, parvient à faire à Othello que sa femme le trompe, lequel cède à la jalousie et, rendu fou, la tue.
Le point de vue de Shakespeare est largement pessimiste : le pouvoir n’est qu’un moyen de plus offert aux hommes de se montrer cruels et l’amour conduit à la mort, quand il n’est pas trompé et fait sombrer dans la folie. Shakespeare, artiste baroque par excellence, ne croit pas à la bonté de l’âme humaine et n’a aucune hésitation à en peindre toute la noirceur, ce qui en fera la principale source d’inspiration du mouvement romantique lorsque son œuvre sera découverte sur le continent.
Dans Macbeth (1606), Shakespeare met cette fois en scène Macbeth et sa femme qui, tenté par le pouvoir, assassines le roi d’Ecosse ainsi que Banquo, le meilleur ami de Macbeth. Rendu fou par leurs crimes, les deux époux sombres peu à peu dans un cauchemar éveillé de plus en plus sombre, hanté par les spectres de leurs victimes.
Conformément à l’esprit baroque, la place du rêve est centrale dans les pièces de Shakespeare : il est chez lui très difficile de distinguer le rêve de la réalité : « La vie n’est qu’une ombre qui passe […] [une] fable racontée par un idiot, fable pleine de bruit et de colère, et qui ne signifie rien », comme conclue Shakespeare à la fin de Macbeth. Ces rêves sont généralement des cauchemars dont il est difficile de savoir si nous rêvons ou sommes éveillés, où les notions de bien et de mal sont flous, et où il est ardu de distinguer le vrai du faux.
Être ou ne pas être ?
Il y a comme quelque chose de pourrie au royaume de Danemark. Ainsi débute Hamlet (1601), certainement la pièce la plus célèbre de Shakespeare. Le roi du Danemark a été assassiné par Claudius, qui a ensuite épousé la reine. Malgré, l’apparition du spectre du roi a son fils, Hamlet, pour lui demander de venger sa mort, celui-ci hésite, craint de passer à l’acte et fini par se faire passer pour fou. Hamlet passe la pièce à se lamenter sur sa situation et sur la noirceur des hommes, mais ne fait jamais rien pour changer les choses et semble se complaire dans le rôle du fou, qui est de moins en moins un rôle à mesure qu’il le devient vraiment.
Soulignons l’importance du bouffon dans le théâtre élisabéthain. Il s’agit de l’acteur le mieux payé et est celui qui, tout comme le bouffon à la cour des rois, est le seul à avoir le droit de critiquer le roi sous couvert d’humour. Dans le théâtre baroque, le fou est celui qui, par un renversement de l’ordre des choses, est présenté comme le plus lucide des personnages. Il est souvent celui qui perçoit se qui se trame tandis que les autres personnages se complaisent derrière un voile d’illusion alors qu’ils évoluent en plein cauchemar.
Ainsi dans la célèbre tirade d’Hamlet, celui-ci dit la vérité brute, telle qu’elle est, mais ne s’applique pas à lui-même ses propres leçons, et c’est pourquoi la pièce finie dans le sang. Il y avait effectivement quelque chose de pourri au royaume de Danemark :
« Être ou ne pas être, telle est la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et d'y faire front pour y mettre fin? Mourir... dormir, rien de plus... et dire que, par ce sommeil, nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le lot de la chair: c'est là un dénouement qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir... dormir; dormir, peut-être rêver. Oui, voilà l'obstacle. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés du tumulte de cette vie? C'est cette réflexion-là qui donne à nos malheurs une si longue existence. Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations et les dédains du monde, l'injure de l'oppresseur, l'humiliation de la pauvreté, les angoisses de l'amour méprisé, les lenteurs de la loi, l'insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d'hommes indignes, s'il pouvait en être quitte avec un simple poignard? Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d'où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas? Ainsi, la conscience fait de nous tous des lâches; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée; ainsi les entreprises importantes et de grande portée se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le nom d'action... ».