« Noblesse est partout où est valeur, mais non valeur où est noblesse ».
« Il n’est pas de plus grande douleur que de se rappeler, au sein de la misère, les temps heureux ».
Dante Alighieri
Célébrée pour ses monuments emblématiques et sa douceur de vivre, l’Italie est le symbole cliché de la douceur de vivre et de la sensualité amoureuse. Pourtant l’histoire de ce pays est parsemée de violence, de massacres et ressemble davantage à une tragédie terrible qu’à la terre bénie et hors du temps d’Arcadie. Il en était déjà ainsi du temps de Dante qui, à travers ses œuvres poétique et philosophique, nous montre un pays déchiré entre la grandeur du passé et le présent futile, entre le sublime et le grotesque, entre le tragique et le comique.
La lutte des mafias
Dante né à Florence en 1265, à une époque où la ville est en proie aux ravages d’une lutte des grandes familles, c’est-à-dire des diverses mafias qui possèdent la ville. Ces combats aux allures de guerre civile prenaient la forme d’un conflit politique entre les Gibelins, partisans de l’Empereur du Saint-Empire romain germanique et de l’intégration de la cité à l’empire, et les Guelfes, partisans du pape et de l’autorité des états de Rome. Mais cet antagonisme politique n’était en réalité qu’une façade cachant une haine plus farouche portant sur une vague histoire d’honneur bafoué et dont plus personne ne connaissait réellement la teneur.
On prétendait qu’une promesse de mariage trahie s’était soldé par l’assassinat du jeune Buondelmonti, de la famille éponyme, l’une des plus puissante de Florence, par les membres de la famille Arrighi. La rivalité des deux familles se greffa ensuite sur le conflit entre l’empereur et le pape, car chacun des deux clans se cherchaient des alliés puissants dans leur guerre fratricide. Frédéric II de Hohenstaufen, roi de Sicile, souhaitait annexer la péninsule italienne à son empire. Renforçant les gibelins qui lui étaient alliés, ceux-ci prennent le pouvoir à Florence en 1260, détruisent le palais des guelfes et bannissent leurs chefs de la cité.
Face à ce projet d’annexion s’oppose le pape Urbain IV ayant appelé à son secours Charles 1er d’Anjou, frère de Louis IX, en lui promettant de lui donner la Sicile en échange de sa protection. En 1266, Charles d’Anjou reprend la ville de Florence, en chasse les gibelins et permet au parti guelfe de prendre sa revanche. Dante a tout juste un an, Florence est désormais guelfe, et le restera durablement.
De la lutte des castes à la lutte des classes
La violente arrogance des gibelins vainqueurs avait rapproché le peuple florentin des guelfes qui, après avoir récupéré le pouvoir, accroissent la participation au gouvernement de la cité des citoyens issus des guildes de marchands, non des familles aristocratiques, donnant une bien plus grande place aux activités de corporations par lesquelles s’est considérablement agrandi la fortune de Florence. C’est devant la monté en puissance d’une bourgeoisie affairiste et dynamique proche des guelfes que la noblesse, dans sa haine de ces nouveaux riches, fait de ce conflit de sang devenu conflit politique, un conflit désormais économique. L’opposition des Buondelmonti et des Arrighi devenu opposition entre guelfes et gibelins, devient alors celle des Grandi contre les popolani. L’aristocratie se scinde alors en deux camps : les Noirs, sous la direction des Donati, représentent le parti aristocratique, et les Blancs, sous la bannière des Cerchi, plus favorable à l’ouverture du gouvernement aux guildes marchandes. Dante participe aux événements de l’époque, il est présent à la bataille de Campaldino, en 1289, qui voit la victoire des Blancs sur les Noirs. C’est suite à cette victoire du parti populaire que sont proclamées des Ordonnances de Justice interdisant aux nobles de participer à la vie politique communale sans être rattachés à l’une des guildes ou corporations des marchands.
Né de petite noblesse urbaine, Dante est lié par sa famille au parti Guelfe. Il a 28 ans quand le parti populaire l’emporte sur les Grandi et, imprégné de la lecture des commentaires de la Politique d’Aristote par Thomas d’Aquin, il se fait une très haute opinion de la politique, qui doit servir à garantir le bien commun. Également fidèle aux enseignement de Platon, l’amour est pour Dante la clé permettant l’ouverture morale aux autres comme au monde, mais cet amour est bien sûr celui des Idées spéculatives et de la connaissance, pas l’amour passion des damnés enfermés dans le deuxième cercle de l’Enfer.
Philosophie, religion et politique
Dans le contexte mouvementé de l’époque à laquelle appartient Dante, la philosophie devient l’instrument intellectuel par excellence des partisans de la liberté : liberté de la cité de Florence face aux prétentions seigneurial de l’empereur et de Charles d’Anjou, et liberté d’un peuple revendiquant le droit à participer aux décisions concernant le destin de la cité, et donc du leur. Dans son traité de philosophie politique, le Convivio (1304), Dante pose la double question du choix de la vie active ou contemplative, et des vertus chrétiennes et païennes.
Héritée des antiques romains, cette question revient à se demander si l’individualité ne doit pas s’écraser devant le salut de la patrie, de la cité — vertus païennes — ou devant Dieu — vertus chrétiennes. Impliqués dans le pouvoir temporel et engagés pour la sauvegarde de leur cité, les laïcs se voient opposer la vie des clercs, membres de la Jérusalem céleste et respectant la parole du Christ lorsque celui-ci donne le primat à Marie, qui reste agenouillé à ses pieds pour l’écouter pendant que sa sœur Marthe s’affaire pour entretenir la maisonnée :
« Comme Jésus était en chemin avec ses disciples, il entra dans un village, et une femme du nom de Marthe l’accueillit dans sa maison. Elle avait une sœur appelée Marie, qui s'assit aux pieds de Jésus et écoutait ce qu’il disait. Marthe était affairée aux nombreuses tâches du service. Elle survint et dit: « Seigneur, cela ne te fait-il rien que ma sœur me laisse seule pour servir ? Dis-lui donc de venir m'aider ». Jésus lui répondit : « Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses, mais une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, elle ne lui sera pas enlevée ».
Fidèle à sa lecture des textes d’Aristote, Dante apporte une réponse mesuré à ce débat central chez les chrétiens : certes la plus haute béatitude que l’être humain puisse connaître tient dans la vie contemplative afin de se rapprocher de Dieu, et conduit à « une excellente félicité », mais la vie active n’en est pas dénuée pour autant puisqu’elle nous apporte une « bonne félicité ». En homme de son temps, Dante reconnait une dignité propre à Marthe, bien que moins importante que celle que le Christ accorde à Marie.
Il ne fait aucun doute que Dante, au long de sa courte carrière politique (nous verrons pourquoi elle fut courte), n’obéit qu’aux seuls intérêts du salut de sa cité et de l’inviolabilité du bien commun. C’est cet idéalisme républicain qui l’amenât très certainement à mal évaluer les forces en présence dans la vie politique de Florence. En effet, la révolution politique de 1289 lui permet d’accéder au Conseil des Cent et de participer au gouvernement de Florence à une époque critique. Au cours de l’été 1300, il devient même l’un des neuf Prieurs de Florence, magistrats suprêmes de l’exécutif. Il soutient la proposition d’un exil temporaire de certains leaders des partis Noirs et Blancs afin d’apaiser les tensions qui parcours la ville, et il s’oppose aux prétentions du pape Boniface VIII qui s’appuie sur l’armé de Charles de Valois appelé pour chasser Charles d’Anjou qui a prit possession de Naples et refuse de la rendre. Charles d’Anjou étant le protecteur du parti populaire de Florence. Invité à négocier avec Boniface VIII, Charles d’Anjou tombe dans un piège tendu par la papauté, permettant à Charles de Valois de s’emparer de Florence. Dépassé par l’incommensurable complexité des alliances politiques au sein de la cité, Charles de Valois doit rapidement laisser la place et la cède à Corso Donati, chef des Noirs, qui par un coup d’Etat fait assassiner les Blancs, confisquer leurs bien, et mets la cité sous le joug du parti aristocratique.
Dante est condamné à une lourde amende ainsi qu’à l’exil pour s’être opposé aux intérêts du pape et de Charles de Valois. Il ne reviendra jamais à Florence et mourra à Ravenne en 1321. Le malheur de Dante fut aussi sa plus grande chance, car sans cette expérience de la vie politique et cet exil loin de sa cité, il n’aurait probablement jamais consacré le restant de son existence à la vie contemplative et, noyé dans la vie politique, n’aurait sans doute jamais composé la Divina Commedia.