28 Sep
28Sep

« L’être humain est la mesure de toutes choses »

Protagoras

          Une mauvaise réputation, en plus de pouvoir être immérité, est souvent très tenace. Les sophistes athéniens en ont fait les frais. Accusés par Platon, le père de la philosophie, d’être des menteurs et des faiseurs de tyrans, ils se sont vu catégoriser comme étant les éléments perturbateurs de l’histoire des idées philosophiques. Pourtant, s’ils ont été des agitateurs, c’est que le contexte historique y été plus que favorable : désorganisé, troublé et révolutionnaire ; ils furent à l’image de leur temps. 


Une époque de chamboulements 

          La fin du Ve siècle av. J.C. voit Athènes au sommet de sa gloire. Nommé « siècle de Périclès » en l’honneur du dirigeant athéniens qui mena la cité à l’apogée de sa gloire. La cité est alors au sommet de ce que sera la démocratie athénienne, tout en étant un empire régnant sur la Grèce et la mer Egée via la constitution de la Ligue de Délos, unifiant les cité grecques sous la protection militaire d’Athènes face aux Perses — sorte d’OTAN avant la lettre —, et dont Périclès, brillant orateur, a pris la direction et en a détourné le trésor commun pour construire les bâtiments aujourd’hui mythiques de l’Acropole d’Athènes. 

A cette époque, la cité est aussi traversée par des chamboulements politiques. Périclès, que les historiens qualifie de « démocrate radical » ouvre l’Archontat, la magistrature suprême de la cité partagé entre neuf citoyens, au zeugites (troisième classe de citoyens : hippeis (les plus riches) > Pentacosiomédimnes > zeugites > thètes (les plus pauvres)). En outre, pour encourager les plus pauvres à exercer les magistratures, Périclès fait verser une indemnité aux citoyens qui consacrent leur activité au service de la cité : c’est la misthophorie

La sérénité politique et la prospérité dont bénéficient les Athéniens comme l'hégémonie exercée par Athènes à l’extérieur favorisent une intense activité intellectuelle et culturelle. 


Qu’est-ce qu’un sophiste ? 

          Longtemps exclus de la tradition philosophique, à cause de l’hostilité de Platon dans ses dialogues (Gorgias, Protagoras), ils y sont désormais bien admis et sont des « philosophes à part entière » (Pierre Vesperini, La philosophie antique, Essai d’histoire, p.98). Les sophistes sont des professionnels du logos, du raisonnement, du discours, qui se font rémunérer pour leurs prestations et leurs enseignements. 

Comme l’explique admirablement Vincent Citot : 

« La révolution sophistique consiste en une brusque extension du champ des recherches philosophiques. La pensée se découvre de nouveaux horizons, et les explore sans complexe, armée d’un esprit critique dévastateur. Jusqu’au milieu du Ve siècle, l’homme n’intéressait la philosophie que marginalement ou indirectement ; la nature était la préoccupation essentielle. À partir de Protagoras, c’est toute la complexité humaine qui fait l’objet d’investigations : le langage, les passions, les ambitions, la société, la politique, la morale, les mœurs, etc. De même que le XVIIIe siècle se distingue dans l’histoire de la philosophie européenne pour avoir élargi la réflexion à toutes les dimensions de l’existence, et permis ainsi la création des futures sciences humaines, la seconde moitié du Ve siècle grec se singularise par un élargissement comparable de la recherche philosophique. L’anthropologie, la sociologie , la science politique, la psychologie, la psychanalyse, la linguistique, la logique, l’économie, l’histoire, sont toutes préfigurées dans la philosophie sophistique. Ces recherches ne débouchent pas, en Grèce, sur des sciences humaines clairement constituées – à part, dans une certaine mesure, l’histoire. Mais si les continuateurs des sophistes n’ont pas saisi la perche qu’ils tendaient, on ne saurait leur imputer ce manquement. » 

Et Jacqueline de Romilly d’ajouter : 

« nos sophistes, si ardents à détruire, parlent en sages moralistes […]. Tous ont défendu des valeurs ou des vertus. Tous l’ont fait à partir de la tabula rasa […] [et] sont partis d’elle pour reconstruire, sur d’autres fondements, une nouvelle morale, centrée sur l’homme seul […] ; le vrai problème est de saisir comment la destruction de toute transcendance a pu les conduire à cette reconstruction : le lien entre les deux aspects – négatif et positif – est à coup sûr le trait le plus original de la pensée sophistique : ce double mouvement constitue une démarche entre toutes décisive dans l’histoire des idées. » 


Des esprits libres 

          Les sophistes ne forment pas une école, ils sont des penseurs itinérants vendant leurs services aux plus offrants, le plus souvent de jeunes ambitieux issus des riches familles grecques et voulant apprendre les techniques rhétoriques qui leurs permettraient de faire carrière au sein des institutions politique de leur cité,  Athènes étant la plus dynamique. Ils enseignent donc l’art de faire triompher une thèse, persuader, convaincre, séduire, non rechercher la vérité. De leurs écrits il ne nous reste rien, et nous ne les connaissons que par Platon qui a combattu leurs méthodes qu’il jugeait superficielles et leurs enseignements mensongers. 

Fondamentalement, Platon leur reproche d’avoir prolonger les thèses que renfermait la philosophie de la nature et d’en être arrivés à la conclusion que toute notre connaissance des choses repose sur la sensation, mais que les sens ne nous procurent pas une connaissance vraie des choses. Si donc la sensation nous trompe, c’est notre connaissance tout entière qui se trouve inutilisable. Le plus grand d’entre eux fut Protagoras, dont la doctrine tient dans cette citation devenue célèbre : « L’homme est la mesure de toutes choses, des choses qui sont, comme étant, et des choses qui ne sont pas, comme n’étant pas ». 

Selon Protagoras, les choses sont pour nous telles qu’elles nous paraissent : la même brise soufflant sur deux personnes peut être à la fois froide pour celui qui a froid, et agréable pour celui qui n’a pas froid : les choses sont, pour chacun d’entre nous, telles que nous les sentons. Tout ce que nous percevons suppose un rapport dialectique entre le senti et le sentant. Donc, rien n’existe en soi et pour soi : ma sensation est vraie pour moi, votre sensation est vraie pour vous. 

Protagoras est ainsi le premier philosophe à avoir posé le problème de la connaissance, le premier à avoir vu que la connaissance dépend, non pas seulement de l’objet connu, mais aussi du sujet connaissant. Selon lui, le principe essentiel des choses n’est donc pas à rechercher dans le monde extérieur, que nous ne pouvons pas connaitre, mais a l’intérieur de chacun de nous : l’Esprit. Avec les sophistes, l’esprit humain s’affranchie du lien qui le rattachait à la matière et commence à chercher l’origine des choses en lui-même. Le courant sophiste a eu le mérite d’ouvrir toutes les voies conduisant à la vérité, et c’est Socrate qui, en combattant ses aventureux contemporains, permettra à la philosophie de trouver au-delà de la nature le principe absolu de toutes choses.

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