16 Jun
16Jun

        Dans un précédent article nous avons pu étudier la philosophie profondément empiriste d’Aristote, dont le système se base sur l’observation des phénomènes physiques et biologiques (l’article en question: https://www.lacademiedephilosophie.com/commentaires/aristote-l-ame-en-mouvement). L’âme est pour lui le principe de vie sans lequel le corps ne peut pas se mouvoir et reste à l’état de matière inerte, elle est également ce qui donne sa forme à la manière et aux corps leur fonction. Mais comme nous l’avons vu dans ce même article, cette étude de l’âme n’est que la première étape de ses recherches philosophiques. Par la suite, Aristote s’engage dans la compréhension de la faculté de sensibilité propre au corps, mobile de l’âme. 


Les facultés de l’âme 

          La sensibilité est la faculté fondamentale du vivant animal et le distingue du vivant végétal (les plantes), qui ne sont dotés que de la faculté nutritive : « Sans l’âme nutritive […], il n’y a pas d’âme sensitive, tandis que chez les plantes l’âme nutritive existe séparément de l’âme sensitive » (De Anima). Aristote distingue donc plusieurs facultés de l’âme en forme concentrique : tout d’abord, au cœur de ce cercle, l’âme nutritive sans laquelle le vivant meurt, puis l’âme sensitive qui permet au vivant d’interagir avec son environnement et donc de si adapter (éviter la douleur, fuir le danger, rechercher le plaisir, &c). 

Aristote insiste également sur la capacité reproductive du vivant animal et végétal : « la plus naturelle des fonctions pour tout être vivant achevé est de créer un autre être semblable à lui, l’animal un animal, et la plante une plante, de façon à participer à l’éternel et au divin » (Ibid). Cette faculté de procréation est donc ce qui permet au vivant de se rapprocher de la vie divine, de s’immortaliser. L’être vivant ne participe donc pas au divin uniquement par la pensée, qui est réservé à un petit nombre de vivants, mais avant tout par la transmission d’une partie de lui-même à travers une descendance. 

Le troisième degré de l’âme est l’âme mobile qui confère la motricité et, tout comme les vivants dotés de l’âme nutritive ne possède pas nécessairement l’âme sensitive, tous les vivants dotés de l’âme sensitive ne possèdent pas l’âme mobile. Cependant, Aristote considère que tous les vivants disposant de l’âme sensitive possède l’âme nutritive, et tous les vivants disposant de l’âme mobile possède également l’âme sensitive et l’âme nutritive. 

Il ajoute que « la sensation résulte d’un mouvement subi et d’une passion », c’est-à-dire que pour que nous puissions sentir il faut que quelque chose d’extérieur nous affecte et agisse sur nous. Sans ce quelque chose, pas de sensation. En effet, il n’y a pas de sensation des organes sensoriel eux-mêmes : l’œil, hormis par l’intermédiaire d’un miroir, ne se voie pas lui-même, et l’oreille ne s’entend pas elle-même. Cette notion d’un « intermédiaire » pour la sensation n’est pas anodine. Aristote insistant sur le besoin d’un intermédiaire entre les organes sensorielles et les choses perceptibles pour que s’active la sensation. 


L’analyse des sens et de leurs intermédiaires 

     Dans son traité de métaphysique, Aristote donne une prééminence à la vue sur les autres sens comme outil privilégié de l’étude des formes. Selon lui pour que quelque chose soit vue il faut que ce quelque chose nous apparaisse, d’où le rôle capital de la lumière comme intermédiaire entre les choses visibles et l’œil. Aristote introduit ici une conception de la lumière aujourd’hui désuète, mais qu’il reste intéressant d’étudier. Pour lui, la lumière est la réalisation en acte, c’est-à-dire active, de l’élément « diaphane » (du grec diaphane : « transparent »). Le diaphane n’est cependant pas à confondre avec l’air et l’eau, eux-aussi transparent, même si ces derniers possèdent en eux la propriété de transparence. 

Pourquoi avoir besoin de quelque chose comme le diaphane pour expliquer la vue ? Il est ici important d’avoir à l’esprit qu’Aristote considère comme essentiel que chaque sens soit en relation avec les choses sensibles via un intermédiaire, sans lequel les choses sensibles ne peuvent pas nous affecter. Ainsi, « si nous plaçons un objet visible sur l’organe même de la vue, nous ne le verrons pas » sans l’existence d’un intermédiaire ou d’un milieu créant un espace, une distance, pour que la sensation ait lieu. 

Dans le cas de l’analyse de l’ouïe, c’est l’air qui joue le rôle d’intermédiaire pour les sons. Parmi les objets sonores, Aristote privilégie la voix (phoné) qu’il distingue des cris animaux par l’existence d’une « signification » : « Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix » (De l’interprétation). Ouïe et discours sont intimement liés, car voies d’accès privilégiées au logos, c’est-à-dire à la raison, elle-même instrument de compréhension du divin par l’intellect, quatrième et ultime degré des facultés de l’âme. 

Ensuite vient l’étude de l’odorat dont l’intermédiaire est l’air, mais aussi l’eau nous dit Aristote. En outre, l’eau est également l’intermédiaire du goût (la salive), faisant de l’odorat et du goût deux sens particulièrement proches l’un de l’autre. Or, le sens du goût a ceci de particulier que l’intermédiaire par lequel il entre en contact avec l’objet sensible se trouve à l’intérieur de l’organisme (la bouche). Cela pourrait remettre en cause la théorie selon laquelle chaque sens perçoit le sensible via un intermédiaire, mais Aristote va chercher à confirmer sa théorie en étudiant le sens du toucher également interne à l’organisme. 

Si l’étude du toucher arrive en dernière position, Aristote insiste sur le fait que ce sens soit fondamental, car commun à tous les vivants : 

« Parmi les différentes sensations, il en est une qui appartient primordialement à tous les animaux : c’est le toucher. Et de même que la faculté nutritive peut être séparée du toucher et de toute sensation, ainsi le toucher peut l’être lui-même des autres sens » (De Anima, Livre II, 2, 413b4).

Le toucher est le sens par lequel l’animal et le végétal assure leur conservation vital, il est le sens essentiel dont dépend la vie et la survie de l’animal : sensation de la douleur, du froid, du brûlant, &c. Mais alors, quel est l’intermédiaire par lequel s’exerce le sens du toucher ? Aristote nous dit qu’il ne s’agit pas d’un élément comme pour les autres sens, ni de la chair et de la peau, mais d’un intermédiaire situé sous la peau. Aristote donne pour exemple le fait que nous puissions avoir des sensations par le touché à travers le tissu (des gants par exemple). De la même manière, le sens du toucher s’exerce de dessous la peau, dont cette dernière est l’intermédiaire entre le toucher et les objets sensibles. L’organe du toucher est enfoui sous la peau, à l’intérieur de l’organisme, et « la chair n’est que l’intermédiaire du toucher ». 


Bilan 

          Par sa théorie de la sensibilité, Aristote nous offre un modèle de l’impression sensible comme réception de formes que la faculté sensible a dégagée de la matière. Les sens sont les instruments par lesquels l’esprit, l’âme, reçoit les informations de l’extérieur par l’intermédiaire du corps. Sentir, c’est détailler la forme sensible des êtres vivants et non vivants qui se présentent à nous et qui nous affectent : c’est saisir ce qu’ils sont vraiment.

Commentaires
* L'e-mail ne sera pas publié sur le site web.