« Le poisson pourri toujours par la tête »
Proverbe chinois
En bons occidentaux que nous sommes, nous pouvons avoir la fâcheuse tendance à percevoir la vie d’une institution ou d’un régime politique comme étant soumis au mêmes lois que la vie biologie : naissance, croissance, apogée, dégénérescence. Cependant, vieille de plus de 5000 ans, la tradition philosophique et politique chinoise ne voit pas les choses de la même manière que nous en ce qu’elle fut capable de survivre, s’adapter et se réinventer au fil des millénaires. Regardons cela de plus près.
Division et Légitimité
Les occidentaux ne pensent pas de cette façon par hasard. Hantés par le souvenir de Rome, nous considérons qu’un empire, aussi grand fut-il, est voué à disparaitre sans jamais se relever, tandis que les chinois n’ont pas de difficultés à penser la résilience de leur empire, conquis à cinq reprise par des forces étrangères, mais se tenant toujours debout. A ce titre, l’Antiquité de la civilisation chinoise est particulièrement intéressante afin de comprendre d’en comprendre les origines idéologiques, et notamment la période dite des « Royaumes combattants ».
Alors divisée en une dizaine de royaumes plus ou moins petits et puissants, l’actuelle Chine, ou « pays du milieu » (Zhōngguó) comme s’appelle eux-mêmes les chinois, était en proie à des guerres incessantes jusqu’à la victoire de la dynastie Qin en -221. Croyants au « mandat du Ciel » (tianming), les chinois ne pense pas le Pouvoir comme appartenant à une seule famille et transmissible de façon héréditaire, et ce « mandat du Ciel » peut tout à fait passer d’une famille à une autre si cette dernière est jugée plus apte à gouverner par le Ciel.
Arrêtons-nous un instant sur le concept de « Ciel » pour expliquer que les penseurs chinois eux-mêmes sont incapable de trancher sur sa signification. Les taoïstes y voient l’incarnation impersonnelle et inconsciente de la nature, celle-ci provoquant des catastrophes lorsque les actions des hommes sont contraires à l’ordre de la nature et en dérange le subtil équilibre : le « changement de mandat » (geming) étant alors un retour à l’équilibre normal des choses. Les penseurs confucéens vont au contraire en faire une divinité personnifié et consciente jugeant les êtres humains, et condamnant ou approuvant ses actions. Cette divinité peut alors être amadouer pour influencer son jugement à la manière des dieux grecque de notre propre tradition civilisationnelle.
La morale confucianiste
Devant les guerres incessantes et la décadence des différentes dynastie des royaumes combattants, Confucius (-551) se donna pour mission de faire revivre l’âge d’or de la Chine comme celui-ci est raconté dans les mythes des rois fondateurs des dynasties Wen et Wu. Pour contrer cette décadence, il se pose en moraliste donnant une série de règle visant à ressusciter l’ordre ancien. Sa pensée intime à aux hommes voulant être noble et vertueux de répecter une morale exemplaire en cultivant les vertus traditionnelles des rois Wen et Wu, à savoir : la bienveillance, la piété filiale — miroir de l’organisation sociale structurée autour de relations de confiance et d’obéissance —, la mansuétude — ne pas faire à autrui ce qu’on n’aimerait pas qu’il nous fit —, le respect des rites — sans lesquels le sentiment d’appartenance à une communauté, et donc la fidélité, ne peux pas être —, la justice et la rectitude — la correspondance entre les noms/titres et la réalité du pouvoir que possèdent ceux ainsi nommés.
Plus qu’un conservateur voulant rétablir un ordre disparu, Confucius est avant toutes choses un idéaliste conscient des défauts et limites de la réalité, mais qui n’abandonne pas l’idée de fonder une société plus juste en se basant sur un passée mythifier, à la manière d’un Socrate ou d’un Platon dont il est le contemporain à des milliers de kilomètres de distance.
Mencius, disciple de Confucius poussera les raisonnements logique de son maitre jusqu’au bout en reprenant l’idée de privilégier le mérite sur la naissance pour le choix des dirigeants afin que la société soit la mieux organisée. Mencius ira cependant plus loin que son maitre en faisant du peuple, contrairement à Platon, une force politique agissante et non passive ayant la possibilité de renverser le « mandat du Ciel » si le souverain ne s’en montre plus digne. En prononçant ces paroles, Mencius donna le cadre idéologique justifiant les révolutions populaires et renversements dynastiques avec l’appui du peuple des millénaires qui suivirent, jusqu’à la révolution communiste de la première moitié du XXe siècle.
Le conservatisme des moïstes
Fondé par Mozi (« maitre Mo »), le moïsme est un courant philosophique contemporain et concurrent de celui fondé par Confucius. Maitre Mo fut ce que nous appellerions aujourd’hui un « conservateur pessimiste ». Selon lui, les êtres humains n’ont pu sortir de l’anarchie qu’une fois avoir abandonné leur pouvoir individuel à un souverain investi du mandat du Ciel, et exerçant sur eux sa pleine autorité. Ce souverain mythique et abstrait n’aurait été capable de diriger convenablement la société qu’avant tout grâce à sa grande sagesse. Sagesse qui lui fit prendre confiance de la nécessité de déléguer le pouvoir à une administration composée de sages le représentant au sein de la chaine hiérarchique, dont le respect est le « contrat social » de base sur lequel Mozi fonde sa pensée politique.
Dans une perspective très semblable à celle de Platon, Mozi ne considère pas seulement que le souverain-sage — pour ne pas dire philosophe — ne doit pas seulement dicter les lois, mais également dicter ce qui doit être l’opinion, c’est-à-dire ce qu’il est convenable de penser pour chacun respecte les bonnes mœurs sans lesquelles la société ne saurait perdurer. Le souverain étant, comme tout homme, faillible, il est du devoir des sages qui l’entoure de lui rappeler les où se situe le bien commun lorsqu’il lui arrive de s’en détourner pour sa jouissance personnelle. D’où la nécessité pour le souverain de s’entourer des plus compétents et des plus sages. Cet intérêt commun repose selon Mozi à la fois sur le travail et l’économie : chacun doit travailler dure pour faire fructifier sa terre et éviter les dépenses inutiles pour éviter de dilapider les ressources durement acquise.
Mo fut attaqué pour son autoritarisme et son rejet des libertés individuelles. Sa pensée n’est en effet pas celle qui convient à un peuple en temps de paix, car Mozi, contrairement à Confucius, vécu toute sa vie durant au milieu des conflits et guerres civiles qui ravagèrent les royaumes combattants, tandis que Confucius n’en connu que les premières années. Le moïsme est donc une pensée de crise dont l’utilitarisme fut à l’origine de sa perte avant d’être redécouverte et jugée favorablement en 1949.
Taoïsme et décadence individuelle
Pour Laozi (littéralement « Vieux Maitre »), personnage légendaire de la philosophie chinoise, l’homme est naturellement bon lorsqu’il est laissé libre d’agir comme il le souhaite, c’est la culture et la société — comme chez J.J. Rousseau — qui le corrompt et le coupant de sa spontanéité naturelle. Il défend donc un renversement des valeurs et un rejet des rites contingents pour retrouver la source de la création naturelle, et ainsi fonder de petites communautés humaines — que nous pourrions qualifier d’ « anarchistes » — dépourvue d’intentions néfastes.
Sur le plan politique il prône la doctrine du non-agir, encourageant les dirigeants à laisser les peuples libres de vivre comme ils l’entendent pourvu qu’ils respectent un mode de vie frugal et dénué de comportements ostentatoires :
« Je ne fais rien et le peuple se transforme de lui-même
Je reste calme et le peuple se rectifie de lui-même
Je n’intrigue pas et le peuple prospère de lui-même
Je suis libre de désir
Et le peuple de lui-même atteint la simplicité ».
La culture étant selon lui génératrice de troubles, il vise également au maintient du peuple dans l’ignorance, tout en encourageant l’élimination complète des désirs, ceux-ci étant aussi à l’origine de conflits :
« Vider les cœurs
Remplir les ventres
Affaiblir les volontés
Fortifier les os
Rendre le peuple ignorant et sans désir
Rendre les intelligents incapables d’agir
Agir par le non-agir
Et alors tout sera en ordre ».
Le cynisme des légistes
De la guerres des Royaumes combattants émerge la domination de la dynastie Qin (221 av. J.C – 206 av. J.C.) et la prise de pouvoir de Qin Shi Huang comme empereur de Chine avec son premier ministre Li Si. En refusant de confier le pouvoir dans les provinces à de membres de sa famille et en décidant de s’accaparer le pouvoir en le centralisant autour de sa personne, Qin Shi Huang rompit avec l’ordre ancien et s’aliéna les confucianistes qui devinrent ses premiers opposants.
La philosophie politique dominante sous les Qin est alors le légisme : une vision réaliste et cynique du pouvoir, synthèse des siècles de guerres précédents, que nous pourrions sans peine assimiler aux écrits de Machiavel 1700 ans plus tard. Selon les légistes, les êtres humains obéissent avant tout à leurs pulsions et leurs désirs, ce qui provoquent inévitablement des conflits entre les individus. Les légistes rédigèrent une listes de conseils et solutions politiques à destination de l’empereur pour l’aider à assurer sa survie et celle de sa dynastie, faire appliquer une loi stricte mais juste, mettre en place une administration efficace, et un pouvoir incontesté.
Le légisme et ses pratiquants n’ont pas la prétention d’établir une société idéale ou tous vivraient en harmonie, mais plutôt de donner au souverain les moyens les plus efficace de diriger efficacement son royaume. La faiblesse du légisme fut sans doute son amoralisme qui, contrairement au confucianisme et au taoïsme, entretint le ressentiment des sujets à l’encontre du souverain sous le règne de Qin Shi Huang, ce qui fit que sa dynastie s’éteignit après sa mort pour laisser place à une période de lutte armée pour le pouvoir.
Si le confucianisme sortit finalement vainqueur de ces long siècle de crises — et s’imposa ensuite pour les deux millénaires qui suivirent — il n’en reste pas moins que le moïsme, le taoïsme et même le légisme inspirèrent aussi les différents pouvoir qui se succédèrent à la tête de la Chine. Le légisme trahissant par exemple son existence dans le maintient de la structure hiérarchique et administrative très centralisée mise en place par Qin Shi Huang, et qui est toujours en place de nos jours sous la domination du PCC.
Cette centralisation sera pondérée de façon cyclique au rythme des successions dynastiques par la doctrine du non-agir, cher aux taoïstes, qui induit des phases de décentralisation et de regain de liberté politique. Toutefois, la tendance à la décentralisation affaiblie peu à peu le pouvoir et le rend perméable aux invasions extérieures, lesquelles amorcent un nouveau cycle de durcissement politique.
Pour les penseurs chinois, la décadence est donc moins le fait d’un processus naturel et inévitable, quasiment biologique, inhérent à toute civilisation, que le fait d’un processus de corruption des élites dirigeantes : pour Kong, la démoralisations des successeurs des premiers rois et la cessation des premiers rites corrompt la société. Laozi considère que la corruption vient plutôt du détachement des hommes par rapport à la voie de la nature à cause de la transformation de la nature humaine jetée dans la société gouvernée par le souverain. Mozi voit au contraire dans la perte du modèle autoritaire et méritocratique l’origine des malheurs du peuple, tandis que les légistes ne s’embarrassent pas de la référence à un temps passé mythique et idéalisé : la société va mal car le gouvernement régnant est incapable d’imposer la paix : « le poisson pourrit toujours par la tête ».