« Si vous voulez contrôler le peuple, commencez par contrôler sa musique »
Platon
Disciple de Socrate et fondateur de la puissante institution de l’Académie d’Athènes — une véritable université disposant d’un corps professoral, des sales de cours, un local dédié aux Muses (Muséum), une bibliothèque, un dortoir, &c — qui perdura pendant près de mille ans, Platon nous a légué un large panel de dialogues dans lesquels il met en scène, avec plus ou moins de liberté — nous y reviendrons — son maitre Socrate et y développe ses thèses les plus célèbres. Cependant, il ne nous reste rien de son enseignement oral, les agrapha dogmata (« doctrines non-écrites »), mais leur teneur ne devait pas différer de beaucoup par rapport aux dialogues dits de la maturité de Platon (une dizaine).
La forme des dialogues
Platon raconte que dans ses jeunes années, avant sa rencontre avec Socrate, il se destinait à la carrière de dramaturge et se voulait le successeur des grands tragédiens Sophocle et Eschyle. C’est Socrate qui le fait bifurquer vers la Philosophie et abandonner la carrière des lettres, mais de cette jeunesse reste ce style d’écriture si particulier qu’est le dialogue. D’une construction rigoureuse et d’une qualité dramatique et littéraire sans cesse révérée, ces dialogues sont aussi bien des références en matière d’étude littéraire que philosophique, faisant de Platon l’un des plus grand philosophe — peu le plus grand —, mais aussi l’un des plus grands écrivain occidentaux, voir mondiaux.
Les dialogues portent le nom d’un protagoniste interne de l’œuvre, que ce soit un contradicteur de Socrate (Phédon, Philèbe, Hippias) ou un sophiste (Gorgias, Protagoras, Cratyle), ou le thème/lieu où se tient la discussion (République, Lois, Banquet). Les dialogues peuvent ensuite être rangés par ordre chronologique dont trois grandes périodes se dégagent : les dialogues de jeunesse antérieur à la création de l’Académie (entre vingt et quarante ans) où Platon cherche à y définir une notion déterminée (la sophistique dans le Gorgias, la beauté dans les Hippias, &c). Ces dialogues sont dits aporétiques, car ils se termine sur une question laissée souvent sans réponse ferme (du grec aporia : « difficultés »).
Les dialogues de la maturité ont été écrits entre quarante et soixante ans et font l’exposé des grandes théories philosophie de Platon : théorie des Idées et de la cité dans La République, théorie de l’âme dans Le Banquet, théorie des sciences dans Le Théétète. Les dialogues de vieillesse, quant à eux, son spéciaux par le fait que Platon effectua une remise en question de ses théories au tournant de sa soixantaine. Ces derniers dialogues que sont Le Sophiste, Le politique, Timée, Critias et Les Lois (Platon est mort avant d’avoir achevé ce dernier), proposent une nouvelle forme de la pensée platonicienne.
Socrate, personnage de théâtre
Comme l’explique très bien Flore GARCIN-MARROU, il est important se rappeler que Socrate n’a jamais rien écrit, et que nous ne connaissons sa philosophie que grâce à son disciple Platon. La philosophie de Socrate est avant tout une philosophie orale où un type de dialogue particulier tiens la place centrale : la maïeutique, qui est une méthode de questionnement qui vise à faire accoucher les esprits de n’importe qui, partant du principe que nous avons les réponses en nous, et que le philosophe est cet accoucheur qui doit nous permettre de trouver les réponses à nos questions en nous-mêmes. Cette maïeutique, Socrate la pratique en discutant sur l’agora avec ses concitoyens, et Socrate est moins attaché à dispenser son savoir — dont il maintient qu’il ne sait rien —, que de former ses disciples à ce fameux type de recherches par questions et réponses successive. Platon a donc choisi l’écriture « la plus orale » possible, à savoir le dialogue, pour la restituer au mieux par écrit.
Il faut aussi se rappeler du mythe de Theuth et de la méfiance que Socrate nourrit envers l’écriture, qui au lieu de fortifier la mémoire, l’affaiblit. Et qui au lieu de rendre plus savant les individus, les rend « d’apparence plus savant », puisqu’ils se contentent d’apprendre par cœur les livres, sans étudier avec un maître de philosophie, sans dialoguer, sans se confronter à la vie de ses concitoyens qui est le seul terreau de la réflexion. Méfiance donc à l’égard de l’écrit chez Socrate et Platon. L’oralité de la philosophie est indissociable de sa méthode dialectique.
Nous connaissons également Socrate « personnage » de par l’œuvre d’Aristophane qui le met en scène pour s’en moquer dans Les Nuées. Dans cette pièce, Aristophane fait un portrait peu élogieux, voir mensonger, de Socrate qui enseigne à des disciples sans le sou, au teint pâle, ne se lavant ni ne pratiquant d’exercices physiques... Un portrait contradictoire à celui que nous ont laissé Platon et Xénophon, qui ont longtemps fréquenté Socrate.
Xénophon a en effet écrit un banquet, (du grec symposium : une réunion amicale qui fait suite à un repas où les convives boivent et discutent). La discussion tourne autour d’un seul et même thème : qu’est-ce qu’un homme accompli (kalos kagathos), qui allie excellence morale et politique ? Le Socrate de Xénophon n’est pas le puissant dialecticien et métaphysicien de Platon, mais il est courtois avec l’hôte, tolérant, à la fois sérieux et gai, plein d’ironie envers lui-même.
Ainsi, par ces deux références, le plus grand philosophe, fondateur de la philosophie occidentale n’est connu que par des récits entrecroisés : trois portraits dont il est impossible de démêler la fiction de l’authentique. Force est de dire, après ce constat, que le philosophe est un personnage créé de toute pièce par des auteurs et que sa philosophie, aussi vraie soit-elle, est une œuvre de fiction, créée par Platon lui-même.
Socrate est un personnage conceptuel, évoluant dans une pièce de théâtre du dramaturge Platon. Le personnage conceptuel est une idée forgée par le philosophe Gilles Deleuze. Il désigne ces personnages fictifs, créés par des philosophes afin d’incarner une idée, un concept. Un peu l’équivalent, dans les romans, des personnages historiques : inspirés d’une personnalité réelle, ils sont réécrits de façon à ce qu’ils incarnent une idée, un mouvement, une période troublée.
La théâtralité chez Platon fait donc partie intégrante de sa philosophie. Platon crée des personnages qu’il met en scène, dans des fictions, afin de rendre plus sensibles les idées spéculatives et abstraites. C’est pour cette même raison que Platon a souvent recours aux mythes
La mimésis
Dans La République, Platon se montre particulièrement dur avec le théâtre et les poètes, dont il fit pourtant parti durant sa jeunesse. Il pour certains l’archétype du rationaliste incapable de voir dans l’Artiste (avec une majuscule !) l’être d’exception capable de voir ce que les autres ne voit pas grâce au prisme de ses émotions. Or rien n’est plus faux. Comme nous l’avons évoqué, Platon lui-même est un poète — c’est-à-dire, durant l’antiquité, un producteur d’œuvre littéraire — et répète plusieurs fois, notamment dans La République, à quel point il aime Homère et combien il lui est difficile de le critiquer.
Platon reproche à Homère et aux poète de faire usage du logos, du discours, pour véhiculer des opinions, des doxai, fausses. Parce que tout logos agit sur l’âme, agit sur les représentation et donc la qualité des individus, il est nécessaire, selon Platon, de contrôler le discours poétique et s’assurer qu’il ne véhicule rien de contraire à la vertu. Par exemple, Platon reproche à Homère d’avoir mal représenté Achille au chapitre XXIII de l’Illiade lorsque celui-ci pleure la mort de son cousin/amant Patrocle. Achille y est représenté se lamentant seul au bord de la mer en criant son désespoir, attitude dont Platon nous dit qu’elle est indigne d’un héros, un demi-dieu, un modèle, car rappelons que tous les petits grecs apprenaient à lire et à écrire avec les œuvres d’Homère et voulaient ressembler aux héros mythologiques dépend par la plume du poète mythique. Platon reconnait tout à fait les qualités esthétiques et émotionnelles de ce passage, mais le réprouve au nom d’un objectif supérieur de formation de l’esprit et de conformité à la vertu de dignité, d’autant plus que dans cette scène, outrage ultime, Achille insulte les dieux !
De façon plus générale, Platon reproche à la Tragédie de son temps un côté larmoyant et un discours déresponsabilisant rejetant la faute sur les dieux, or « les dieux ne sont pas responsables des malheurs humains » (République, X, 617e). La tragédie vise à nous faire pleurer et donc à perdre le contrôle de nos émotions. Platon lui préfère la comédie qui, selon lui, met en scène des personnages ridicules se faisant humilier, nous invitant ainsi à ne pas les imiter.
Ce sont donc les effets pratique du discours poétique que Platon veut surveiller. Il ne souhaite pas leur disparition, car ils sont très puissants pour agir sur l’âme. Platon lui-même en use allègrement dans ses œuvres pour exposer ses théories sous un jour allégorique et mythique. Le discours poétique doit simplement être réservé au philosophe-législateur de la cité idéale, car la poésie est au cœur de l’organisation politique de la cité.